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< Droit à la preuve face à la protection des données personnelles : peut-on tout utiliser comme moyen de preuve ?
26.12.2023 16:23 Il y a: 332 days
Categorie: Droit Social, Contentieux prud'homal et licenciements , Droit pénal du travail , Relations individuelles et contrat de travail, Veille Juridique
Auteur : France CHARRUYER, managing partner, Audrey LAFON, avocat associé

Droit à la preuve face à la protection des données personnelles : peut-on tout utiliser comme moyen de preuve ?

Épisode 3 : La recherche de la vérité au prisme de la déloyauté de la preuve (3/3)


Par deux arrêts du 22 décembre 2023 (pourvois n°20-20.648 et 21-11.330), l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a eu à se positionner sur la recevabilité de preuves obtenues de manière déloyale.

 

Dans la première espèce, un employeur avait soumis au juge un enregistrement sonore d’un entretien réalisé à l’insu du salarié pour justifier de son licenciement pour faute grave sur le fondement des propos tenus au cours de cet entretien.

 

Dans la seconde espèce, un intérimaire était tombé sur des propos homophobes le concernant sur le compte Facebook resté ouvert sur le poste informatique du salarié qu’il remplaçait pendant ses congés. Il rapportait ces propos à l’employeur qui licenciait le salarié concerné pour faute grave.

 

Dans ces deux cas, la preuve était obtenue de façon déloyale.

 

À cet égard, la Cour de cassation précise qu’une preuve loyale apparait comme celle que l’on peut s’attendre à voir produite en justice, qui a été constituée et recueillie sans artifice ni stratagème, et qui n’a pas pour unique dessein de placer l’adversaire dans une situation d’infériorité́ en le manipulant ou en créant un effet de surprise[1].

 

Ainsi, sur le fondement du principe de loyauté de la preuve, la Haute juridiction jugeait de manière constante qu’était irrecevable toute preuve obtenue par l’utilisation d’un procédé́ clandestin ou dissimulé de surveillance, par l’utilisation d’un stratagème ou par fraude ou moyen frauduleux[2].

 

À l’exception de la matière pénale[3], étaient donc rejetés des débats les moyens de preuve suivants :

  • l’enregistrement, à l’insu de celui qui les tient, de propos tenus au cours d’une conversation téléphonique, d’un entretien ou d’une réunion[4], que l’enregistrement soit le fait de l’employeur[5] ou du salarié[6] ;
  • la captation d’images fixes ou animées à l’insu de la personne concernée, en particulier des enregistrements vidéos clandestins [7] ;
  • des filatures et autres procédés de surveillance ou de suivi à distance (balises GPS...)[8] ;
  • des provocations à la preuve, réalisées par exemple sous la forme de « visites mystères »[9].

 

Reste que, comme indiqué dans notre article précédent[10] sur le sujet, l'obtention illicite d'un moyen de preuve n'entraîne plus nécessairement son rejet des débats, « le juge devant apprécier si l'utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle d'un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi »[11].

 

Il s’évince en effet de la jurisprudence de la Cour de cassation qu’une preuve portant atteinte à la vie privée d’un salarié peut être produite en justice, sous réserve que le juge opère un contrôle de proportionnalité[12].

 

La Haute juridiction n’avait toutefois pas encore retenu cette solution en cas de preuve obtenue de manière déloyale, en ce compris à l’aide de dispositifs installés clandestinement.

 

S’appuyant sur la position de la CEDH[13], de la Chambre criminelle[14] et d’une partie de la Doctrine, la Chambre sociale de la Cour de cassation a considéré, dans le premier arrêt du 22 décembre 2023, que « la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats »[15]. Elle conditionne dès lors le rejet d’une preuve déloyale à la réalisation, par le juge, du contrôle de proportionnalité, c’est à dire à la mise en balance du droit à la preuve avec les droits antinomiques en présence[16].

 

En l’espèce, la Cour d’appel d’Orléans aurait donc dû, nonobstant le caractère déloyal de l’obtention des enregistrements, vérifier si la production de ces derniers n’était pas indispensable à l’exercice du droit à la preuve et que l’atteinte aux droits en présence (ici, probablement le droit au respect de la vie privée) était strictement proportionnée au but poursuivi.

 

Cette solution s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence de la Cour de cassation ayant fondamentalisé le droit à la preuve et élargi l’application du contrôle de proportionnalité.

 

La Chambre sociale rejoint du reste la position de la CEDH vis-à-vis de la problématique spécifique des enregistrements clandestins, laquelle admettait déjà que ce type de preuve soit recevable, au visa de l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, à condition que la surveillance soit proportionnée et légitime[17].

 

Dans ces conditions, les limites posées par la jurisprudence cèdent progressivement devant la volonté d’établir la vérité, renforçant ainsi le principe de liberté de la preuve au détriment de la loyauté des débats, et par extension des relations de travail…

 

Et pour cause, au nom du procès équitable, cette décision ouvre la voie à des comportements insidieux pour s’aménager la preuve d’un fait en prévision d’une éventuelle tournure contentieuse à la relation de travail.

 

Elle participe également au phénomène d’horizontalisation de la surveillance, récemment amplifié par la réforme concernant les lanceurs d’alerte. En effet, elle procure aux salariés la faculté d’espionner leur employeur, même clandestinement, et de produire en justice des éléments potentiellement confidentiels ou compromettants, et ainsi les déplacer dans la sphère publique. On rappellera à cet égard que le secret des affaires n’est pas un obstacle à la production de preuve en justice, y compris sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile[18].

 

Il est donc impératif pour les employeurs de mettre en place, sous réserve de respecter une certaine proportionnalité, une réglementation interne opposable aux salariés (Règlement intérieur, Code de conduite, Charte informatique, Charte éthique, etc) afin :

 

  • D’établir des règles claires à observer pour limiter les risques d’obtention déloyale de preuves (politique d’habilitation, mesures de sécurité, etc) et sensibiliser les salariés au respect de ces règles ;
  • De contrôler l’activité des salariés et repérer d’éventuels manquements ;
  • De prononcer une sanction disciplinaire en cas de non-respect et, le cas échéant, de s’aménager la preuve d’un tel manquement ;
  • De prévenir les risques d’atteinte au capital réputationnel.

 

La protection du patrimoine informationnel des entreprises peut ainsi se matérialiser par la refonte de la Charte informatique et, du reste, s’accompagne d’une mise en conformité au RGPD (dont l’article 32 impose de mettre en œuvre des mesures pour assurer la sécurité des traitements de données à caractère personnel, et dont le manquement peut entrainer une sanction administrative de 4% du chiffre d’affaires ou 20 millions d’euros).

 

Nos avocats du Pôle Social et du Pôle Data/ RH vous assistent dans le cadre de vos litiges prud’hommaux et vous accompagnent dans la rédaction et la mise en place de votre réglementation interne.

 


[1] Cour de cassation, Rapport N° H2020648. Disponible sur : https://www.courdecassation.fr/files/files/Communiqués/2023-12-22%20Preuve%20déloyale/Rapport_20-20.648.pdf

[2] J.-Y. Frouin, Le droit à la preuve, sens et mode d’emploi. Revue de Jurisprudence Sociale (RJS) 2023, n° 5, p. 7

[3]https://www.altij.fr/detail-actualites/droit-a-la-preuve-face-a-la-protection-des-donnees-personnelles-peut-on-tout-utiliser-comme-moyen-de-preuve

[4] Cass. 2ème civ. 7 octobre 2004 pourvoi n° 03-12.653 publié au Bulletin ; Cass. 2ème civ. 9 janvier 2014 pourvoi n° 12-17.875 ; Cass. com. 13 octobre 2009 pourvoi n° 08-19.525 ; Cass. com. 25 février 2003 pourvoi n° 01-02.913 ; Cass. com. 3 juin 2008 pourvoi n° 07-17.147 publié au Bulletin ; Ass. plén. 7 janvier 2011 pourvoi n° 09-14.667 publié au Bulletin ; Cass. soc. 14 mars 2000 pourvoi n° 98-42.090 publié au Bulletin ; Cass ; soc. 23 mai 2007 pourvoi n° 06-43.209 publié au Bulletin

[5] Cass. soc. 20 novembre 1991 n° 88-43.120 ; Cass. soc. 23 mai 2012 n° 10-23.521

[6] Cass. soc. 23 mai 2007 n° 06-43.209

[7] Cass. soc. 20 novembre 1991 pourvoi n° 88-43.120 publié au Bulletin

[8] Cass. 2ème civ. 17 mars 2016 pourvoi n° 15-11.412 publié au Bulletin ; Cass. soc. 22 mai 1995 pourvoi n° 93-44.078 ; Cass. soc. 26 novembre 2002 pourvoi n° 00-42.401 publié au Bulletin

[9] Cass. com. 10 novembre 2021 pourvoi n° 20-14.670 ; Cass. com. 10 novembre 2021 pourvoi n° 20- 14.669 ; Cass. 2ème civ. 26 septembre 2013 pourvoi n° 12-23.387

[10]https://www.altij.fr/detail-actualites/droit-a-la-preuve-face-a-la-protection-des-donnees-personnelles-peut-on-tout-utiliser-comme-moyen-de-preuve-1

[11] Cass. soc. 25 novembre 2020 n°17-19.523

[12] Cass. soc. 16 mars 2021 pourvoi n° 19-21.063 publié au Bulletin ; Cass. soc. 8 mars 2023 pourvoi n° 21-12.492 publié au Bulletin

[13] CEDH 13 mai 2008 N.N. et T.A. c. Belgique req. n° 65087/01

[14] Cass. crim. 11 juin 2002 n° 01-85.559

[15] Cass. soc. 22 décembre 2023 pourvoi n°20-20.648. Disponible sur : https://www.courdecassation.fr/files/files/Communiqués/2023-12-22%20Preuve%20déloyale/20-20.648.pdf

[16] L’attendu de principe est le suivant : « Aussi, il y a lieu de considérer désormais que, dans un procès civil, l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. »

[17] CEDH 17 octobre 2019 Lopez Ribalda req n° 1874/13 et 8567/13

[18] Cass. 2ème civ. 10 juin 2021 pourvoi n° 20-11.987 publié au Bulletin